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LE PORTRAIT
DU MOIS

 

FRANCINE LECA, « LE COEUR À L'OUVRAGE »

 
Chaque mois un dirigeant du monde de la Santé sous notre microscope Portrait d'une légende de la médecine
Par Emmanuel OSTIAN (Paris) -
 

FRANCINE LECA,
« LE COEUR À L'OUVRAGE »

Rencontrer Francine Leca, c'est être aspiré par un tourbillon d'intelligence et de malice, dont on ressort grandi et le sourire aux lèvres.
On l'imaginait frêle octogénaire, docte et forcément sérieuse, elle qui fut la première femme à opérer des enfants à cœur ouvert dans notre pays, et l'on rencontre une héritière d'Hemingway, pimpante et tendrement irrévérencieuse. « Le grand avantage de l'âge, qui n'a que des inconvénients, c'est que la parole est libérée », glisse-t-elle du haut de 84 années de jeunesse et d'enthousiasme, tout en mangeant un tartare accompagné d'une bière dans un restaurant parisien. « L'époque est devenue triste : aujourd'hui, dès qu'on écrase une mouche, on risque un procès. Moi, j'aime la viande et la corrida, comme Hemingway ». L'interviewer devient vite un sport de combat car c'est elle qui pose les questions : « Parlez-moi plutôt de la guerre en Ukraine, je la suis toute la journée à la télévision ! Mais non, ma vie n'intéresse personne, enfin. »

Chaque mois un dirigeant
du monde de la Santé sous
notre microscope
Portrait d'une légende
de la médecine

 

« J'aime bien l'humain, c'est un animal intéressant »

À ses côtés, son fils Orso nous plaint en souriant. Lui sait que sa mère n'en fera qu'à sa tête. « Ma jeunesse ? Je ne me rappelle pas, c'est trop vieux », balaie-t-elle. « J'ai toujours été dissipée, que voulez-vous ! Mon père m'appelait gentiment BAR, bonne à rien. Un jour il m'a même écrit une lettre pour me dire : tu fais ce que tu veux, un individu est libre, mais… et tout est dans ce mais. C'est la chance que j'ai eue : j'étais libre mais avec toujours une rectification lorsque c'était nécessaire. » Une jeunesse dorée à Neuilly, avec des « parents exceptionnels », donc, « une mère cocounette qui s'occupait de tout et un père qui faisait autorité ».

La voilà bachelière, elle entre en fac de médecine, sans qu'il y ait de médecin dans la famille. « J'ai compris que j'étais attirée par la chirurgie, c'est une médecine manuelle et c'est une médecine de l'immédiat. On voit le résultat tout de suite. J'aime bien quand c'est rapide » explique cette femme qui semble en effet toujours pressée. « Et puis, j'aime bien l'humain, je trouve que c'est un animal intéressant ».

A l'internat, elle reste médusée par le spectacle d'un cœur qui s'arrête de battre et qui repart quelques instants plus tard. « J'ai épousé la chirurgie cardiaque à ce moment-là ». Pourquoi pédiatrique ? « Chez l'adulte, on soigne l'usure. Chez l'enfant, c'est une réparation. C'est le lego qui a été mal construit avant la naissance, quand le fœtus se forme et que le cœur se développe dès le premier mois. Vous imaginez la formation absolument extravagante de ce cœur ? Il suffit qu'il y ait une petite pièce de travers et vous avez des dizaines de malformations. En faire le diagnostic et les réparer, c'est assez sympa non ? »

« Le lys triomphant historiquement très isolé »

Mais pour y parvenir, il faut travailler d'arrache-pied, ce qu'elle résume de la façon suivante, avec une modestie qui n'est jamais feinte : « Il ne faut pas être intelligent, mais il faut remplir le disque dur. Plus votre mémoire est faible, ce qui était mon cas, et plus il faut travailler. Je me souviens encore de moyens mnémotechniques pour apprendre, par exemple, les acides aminés. Écoutez ça : Le lis triomphant historiquement très isolé me va phénoménalement. Leucine, lysine, tryptophane, thréonine, isoleucine, méthionine, valine, phénylalanine. Je ne sais pas ce que c'est, sinon que ce sont des acides aminés, et ça ne m'a jamais servi à rien ! » Elle éclate de rire, en laissant l'assistance pantoise.

Et c'est ainsi que la jeune Francine Leca devient chirurgienne. Elle commence à sauver des enfants à l'hôpital Laennec, où elle exerce, et elle fonde une famille. Son fils Orso se souvient de cette mère « fantastique » mais qu'il fallait « partager avec les malades ». « Elle avait l'art de se garer en étant prête à repartir, ce qui n'est pas toujours facile pour un enfant. Vous êtes là, à table, vous attendez qu'elle se détende pendant le dîner avant de lui annoncer une mauvaise note, et bing : le téléphone sonne et la voilà repartie à l'hôpital ». Le tourbillon, toujours.

Jusqu'au jour où elle reçoit une lettre d'un Iranien, qui lui demande si elle peut opérer son fils. Elle file voir la directrice de l'hôpital, qui lui répond que c'est impossible. « Et ça m'a turlupinée. Bien sûr, ces opérations sont chères mais je me disais : de l'argent, il y en a. J'avais déjà trouvé des fonds privés pour rénover les chambres de mon service. Si je pouvais en trouver pour refaire des salles de bain, j'en trouverais bien pour sauver des enfants ». Le hasard d'une rencontre fait le reste : Jacques Sentenac, qui dirige Johnson & Johnson, souhaite créer une fondation. Il sera le premier donateur. Mécénat Chirurgie Cardiaque est lancé, qui va sauver au fil du temps des milliers d'enfants de pays défavorisés.

POUR ALLER PLUS LOIN...

 
  • Si vous étiez un animal ?
    « Un chien, c'est sympa quand il vous regarde et qu'il met sa tête sur le côté. »
  • Quel est le défaut pour lequel vous avez le plus d'indulgence ?
    « L'orgueil, si je devais en choisir un. J'ai une indulgence globale pour l'humain. Je suis en apparence assez sévère mais, au fond de moi, j'ai beaucoup d'indulgence. »
  • Quel est le lieu de vos rêves ?
    « Là où je vis, à Saint-Nom-la-Bretêche. J'ai beaucoup voyagé mais je suis passionnée par la France. J'aime la terre et la campagne, je suis une femme de la terre, j'aime ce qui pousse. D'ailleurs je veux être enterrée et certainement pas incinérée. »
  • Quelle est la qualité que vous aimeriez que l'on garde de vous ?
    « Il y a un terme que j'aime bien : « honnête homme ». C'est-à-dire un homme somme toute normal mais qui n'a pas fait de choses moches, qui a dispensé de l'amour, qui a su se comporter de façon élégante avec ceux qui l'entouraient. C'est un mélange de qualités. C'est peut-être le moment de créer l'expression : « honnête femme », puisqu'elle n'existe aujourd'hui que pour les hommes. »

« Je ne pilote plus mais je reste la tour de contrôle »

Il y a 9 ans, Orso la rejoint dans l'aventure. Il a fait carrière dans la communication et il va donner une dimension nouvelle à « Mécénat », selon l'abréviation que chacun utilise. Il lève des fonds, organise l'incroyable logistique qui permet de faire venir les enfants, de les placer dans des familles d'accueil le temps de l'opération, de mobiliser des bénévoles et, bien sûr, des chirurgiens dans les 13 services de chirurgie pédiatrique que compte la France. Cette année, 400 gamins, essentiellement venus d'Afrique subsaharienne, seront sauvés par cette chaîne de solidarité.

Aujourd'hui, l'imagerie à distance permet de faire le diagnostic. « Je crois profondément que le digital réduira les inégalités », explique-t-il. « Vous avez un enfant à 6000 km, vous modélisez les images et vous les traitez. Quatre heures après, vous savez si vous pouvez l'opérer. Qu'il soit de Bamako ou d'Ivry-sur-Seine, c'est la même chose. Le digital permet d'amener la connaissance auprès des enfants ». Sa mère n'est-elle pas dépassée par cette irruption des nouvelles technologies ? « Vous plaisantez ! On lance un masque HoloLens de réalité virtuelle, elle dit immédiatement : j'en veux un ! On commence l'intelligence artificielle et elle est heureuse. » Mécénat assure même des cours à distance, du « mobile learning », pour 600 médecins, africains ou haïtiens.

Francine Leca reprend : « On a commencé petit, puisqu'au début j'opérais tous les enfants. Et on a grandi au fil du temps, c'est important de respecter le cycle de la vie. Aujourd'hui, je ne pilote plus, puisque je n'opère plus, mais je reste dans la tour de contrôle ». La métaphore aéronautique ne doit rien au hasard puisque, au milieu de « 150 hobbies », la chirurgienne a trouvé le temps de passer son brevet de pilote d'avion. Orso lève les yeux au ciel, comme pour nous dire que nous n'avions encore rien vu. « Elle a aussi eu une passion pour la moto, à tel point que quand nous étions enfants et que nous partions en Espagne, elle nous laissait prendre l'avion et elle faisait le trajet en moto ! » Elle a été la première en France à conduire une Honda 750 Four. Mais ce n'est pas tout : du dessin aux Beaux-Arts, de la pêche à la mouche, des cueillettes de palourdes et du bridge sur ses vieux jours pour occuper un esprit toujours en alerte. « C'est le corps qui vieillit. La tête fonctionne ». Elle est infatigable.

« Le Français sort sa carte verte, pas sa carte bleue »

Quel regard porte cette figure de la médecine sur le monde de la Santé d'aujourd'hui ? « La tragédie c'est qu'on manque de médecins. Il faut raccourcir la durée des études de médecine ! » s'emporte-t-elle. « Neuf ans pour un généraliste, vous vous rendez compte ? Et pour gagner une misère, à la fin. Le gouvernement fait passer la consultation de 25€ à 26,5€, est-ce que ce n'est pas une injure ? » Elle ne s'étonne donc pas qu'aucun de ses petits-enfants n'ait suivi sa voie, malgré ses encouragements. « Et puis, il y a un autre problème : nous sommes devenus des consommateurs de médecine. Au moindre mal de tête, on exige un scanner dans les dix minutes. Le Français sort sa carte verte, pas sa carte bleue », dit-elle en référence à la carte vitale. Pourtant, la médecine a un coût, et la voilà jouant au jeu des devinettes : combien coûte une opération de chirurgie cardiaque pédiatrique ? Les réponses sont loin du compte. « 40.000€ ! Et vous ne le savez pas, personne ne le sait ». En résumé, il faudrait payer davantage les médecins, pour créer de nouvelles vocations, et limiter la « consommation » médicale, qui pénalise tout le système.

Elle reste pourtant optimiste. « Je côtoie des gens exceptionnels. Je dois avoir une vision biaisée de l'humain. Il y a de sombres cons et des gens excellents, mais il y a plus de gens excellents ». Son fils résume pour nous : « C'est quelqu'un d'enthousiaste. C'est fatigant mais c'est enthousiasmant de côtoyer quelqu'un d'enthousiaste ».

« Je dois beaucoup, parce que j'ai reçu beaucoup »

L'entretien touche à sa fin. Imagine-t-elle prendre sa retraite ? « Oh non ! Je n'ai jamais vu un plus vilain mot. On pense tout de suite à la retraite de Russie, avec ces malheureux les pieds dans la neige. Le mot retraite, ça veut dire ‘je reviens en arrière'. Ils devraient plutôt appeler ça : ‘une page qui se tourne dans le grand livre de la vie'. » Et justement, dans ce grand livre de la vie, quelles sont ses fiertés ? Elle évoque spontanément ses parents, ses enfants et ses six petits-enfants. Elle ne parle même pas du collège à Sancerre et des deux maisons médicales des Yvelines qui portent son nom. Une rareté pour quelqu'un de vivant. « Ils n'avaient personne d'autre, alors ils m'ont appelée. C'est par défaut » voudrait-elle nous faire croire.

Quand on lui dit, pour conclure, qu'elle est pleine de vie, elle a ce mot saisissant, qui résume à la fois la modestie et la puissance du personnage : « Vous savez, je dois beaucoup, parce que j'ai reçu beaucoup. J'ai été gâtée. J'ai eu la chance de pouvoir offrir mon temps et c'est une chose précieuse, le temps. Je suis redevable de cette chance ». On ne peut s'empêcher de penser que les milliers d'enfants qui, partout sur la planète, sont en ce moment même en train de jouer au foot, de rire, de travailler, de se marier, de dormir sur leurs deux oreilles, en sont redevables aussi.

POUR ALLER PLUS LOIN...

 
  • Si vous étiez un animal ?
    « Un chien, c'est sympa quand il vous regarde et qu'il met sa tête sur le côté. »
  • Quel est le défaut pour lequel vous avez le plus d'indulgence ?
    « L'orgueil, si je devais en choisir un. J'ai une indulgence globale pour l'humain. Je suis en apparence assez sévère mais, au fond de moi, j'ai beaucoup d'indulgence. »
  • Quel est le lieu de vos rêves ?
    « Là où je vis, à Saint-Nom-la-Bretêche. J'ai beaucoup voyagé mais je suis passionnée par la France. J'aime la terre et la campagne, je suis une femme de la terre, j'aime ce qui pousse. D'ailleurs je veux être enterrée et certainement pas incinérée. »
  • Quelle est la qualité que vous aimeriez que l'on garde de vous ?
    « Il y a un terme que j'aime bien : « honnête homme ». C'est-à-dire un homme somme toute normal mais qui n'a pas fait de choses moches, qui a dispensé de l'amour, qui a su se comporter de façon élégante avec ceux qui l'entouraient. C'est un mélange de qualités. C'est peut-être le moment de créer l'expression : « honnête femme », puisqu'elle n'existe aujourd'hui que pour les hommes. »
Par Emmanuel OSTIAN pour Santor Edition